Dimanche 12 décembre
Au central SOSUS
Au central des grandes oreilles de mer SOSUS, à Norfolk, l’affaire se compliquait considérablement. Les Etats-Unis ne disposaient tout simplement pas d’une technologie leur permettant de suivre les sous-marins dans les profondeurs de l’Océan. Les détecteurs SOSUS étaient surtout placés à des nœuds de routes, par petits fonds sur les arêtes et les hauts plateaux. La stratégie des pays de l’OTAN dépendait directement de ces limites technologiques. En cas de conflit avec l’Union soviétique, l’OTAN utiliserait le barrage SOSUS de Groenland-Islande-Royaume-Uni comme un énorme piège, un système d’alarme. Les sous-marins et l’aviation de surveillance ASM des alliés s’efforceraient de repérer, d’attaquer et de détruire les sous-marins soviétiques qui s’en approcheraient, avant qu’ils aient pu le franchir.
On n’avait jamais escompté que le barrage arrêterait plus de la moitié des sous-marins ennemis, cependant, et ceux qui parviendraient à le franchir devraient être traités selon une autre stratégie. Les bassins de l’Océan étaient vraiment trop vastes et trop profonds – en moyenne plus de trois mille mètres – pour qu’on pût les parsemer de détecteurs comme on le faisait aux nœuds moins profonds. C’était là un fait à double face. La mission de l’OTAN consisterait à maintenir le pont atlantique et poursuivre les échanges transocéaniques, tandis que l’objectif évident des Soviétiques serait précisément de les en empêcher. Il faudrait disposer des sous-marins dans tout l’Océan pour couvrir le maximum de routes commerciales. La stratégie de l’OTAN derrière les oreilles SOSUS consisterait alors à former d’importants convois, chacun entouré d’escorteurs, d’hélicoptères et d’avions classiques. Ces escortes s’efforceraient de constituer une bulle protectrice d’environ cent milles de diamètre. Les sous-marins ennemis ne pourraient pas s’introduire dans cette bulle, sous réserve de se faire pourchasser et tuer – ou simplement maintenir assez loin pour que le convoi pût passer. Ainsi donc, bien que SOSUS fût conçu pour neutraliser une vaste portion fixe d’espace maritime, la stratégie en bassin profond se fondait sur la mobilité, la création d’une zone mouvante de protection pour la navigation vitale en Atlantique Nord.
Il s’agissait là d’une stratégie parfaitement logique, mais qu’on ne pouvait pas mettre à l’épreuve dans des conditions réalistes et qui, malheureusement, se révélait totalement inutile pour le moment. Avec tous les Victors et les Alfas soviétiques déjà parvenus près des côtes, et les derniers Charles, Echos et Novembers qui arrivaient à leurs postes, l’écran central que contemplait le commandant Quentin n’était plus rempli de petits points rouges discrets mais de grands cercles. Chaque point ou cercle indiquait la position d’un sous-marin soviétique. Un cercle représentait une position estimée d’après la vitesse à laquelle le SM pouvait avancer sans faire assez de bruit pour être localisé par les nombreux détecteurs utilisés. Certains cercles avaient un diamètre de dix milles, d’autres jusqu’à cinquante milles ; il aurait fallu fouiller des secteurs de quatre-vingts à deux mille milles carrés, pour localiser à nouveau un sous-marin. Et puis il y en avait sacrément trop.
La chasse aux sous-marins était essentiellement l’affaire de l’avion Orion P-3C. Chaque Orion transportait des bouées sonar, des équipements actifs et passifs que l’on jetait de l’avion et qui se déployaient dans l’air. Quand elle détectait quelque chose, la bouée sonar alertait son avion porteur puis coulait, à moins qu’elle n’eût été récupérée par des mains ennemies. Ces bouées sonar avaient une puissance électrique limitée, et donc une portée limitée. Pire, les réserves de bouées touchaient à leur fin, et il allait bientôt falloir rationner les dépenses. En outre, chaque P-3C était équipé de FLIRs, système infrarouge à vision vers l’avant, pour identifier la signature thermique d’un SM nucléaire, et de MADs, détecteurs d’anomalies magnétiques qui localisaient les modifications du champ magnétique terrestre causées par une masse importante de métal ferreux, comme par exemple un sous-marin. Le matériel MAD ne pouvait détecter de modification magnétique qu’à six ou sept cents mètres sur la droite ou la gauche d’un avion en vol et, pour cela, l’appareil devait voler très bas, ce qui consommait beaucoup de carburant et limitait le champ de vision de recherche de l’équipage. FLIR avait sensiblement le même problème.
La technologie employée pour localiser une cible déjà détectée par SOSUS, ou pour « épouiller » un secteur discret en prévision du passage d’un convoi, ne valait donc pas un balayage au hasard du fond de l’Océan.
Quentin se pencha en avant. Un cercle venait juste de se transformer en point. Un P-3C avait lâché une bouée sonore et localisé un SM d’attaque de la classe Echo, à cinq cents milles au sud des Grands Bancs. Depuis une heure ils avaient une solution de tir pratiquement certaine sur cet Echo. Son nom était inscrit sur les torpilles ASM Mark 46 de l’Orion.
Quentin but une gorgée de café. Son estomac se révoltait contre ce nouvel apport de caféine, au souvenir des quatre horribles mois de chimiothérapie qu’il avait dû subir. S’il devait y avoir une guerre, c’était une recette pour la démarrer. Tout d’un coup, leurs sous-marins s’arrêteraient, peut-être précisément comme cela. Ils ne se faufileraient plus pour couler les convois au milieu de l’Océan, mais ils les attaqueraient plus près des côtes, comme l’avaient fait les Allemands... et avec toutes ces oreilles américaines mal placées. Une fois en place, les points se transformeraient en cercles, toujours plus grands, compliquant infiniment la recherche. Silencieux, toutes machines stoppées, les SM seraient d’invisibles pièges pour les navires marchands et les bâtiments de guerre en route pour ravitailler les Européens et aider à leur survie. Les sous-marins étaient comme le cancer. Exactement comme cette maladie qu’il n’avait déjouée que d’extrême justesse. Ces SM invisibles et menaçants trouveraient un endroit, s’y arrêteraient pour le contaminer et, sur son écran, les tumeurs allaient s’accroître jusqu’au moment où l’aviation qu’il contrôlait de cette pièce les attaquerait. Mais il ne pouvait pas les attaquer maintenant. Seulement les surveiller.
« PK EST 1 HEURE – RÉPONSE », entra-t-il sur le clavier de sa console.
— 23 », répondit aussitôt l’ordinateur.
Quentin grommela. Vingt-quatre heures auparavant, PK[21] avait été de quarante – quarante éliminations probables dans l’heure qui aurait suivi l’autorisation de tirer. Maintenant, il n’en restait plus qu’à peine la moitié, et encore fallait-il prendre ce chiffre avec circonspection, car il aurait fallu supposer que tout marcherait bien, joyeuse supposition qui ne s’avérait que dans les romans. Bientôt, estimait-il, le nombre tomberait au-dessous de dix. Cela n’incluait pas les destructions par sous-marins amis qui suivaient les Russes avec l’interdiction formelle de révéler leurs positions. Ses alliés occasionnels, des Sturgeons, Permits et Los Angeles jouaient à leurs petits jeux ASM d’après leurs propres règles. Une autre race. Il essayait de les voir comme des amis, mais cela ne marchait jamais. Depuis vingt ans qu’il servait dans la marine, les sous-marins avaient toujours été l’ennemi. En temps de guerre, ce seraient de précieux ennemis, mais il était admis qu’en temps de guerre, la notion même de sous-marin ami n’existait pas.
Un B-52
Le pilote du bombardier savait exactement où étaient les Russes. Les Orions de la marine et les Sentries de l’aviation les suivaient maintenant depuis plusieurs jours, et on lui avait dit que, la veille, les Soviétiques avaient envoyé un chasseur armé du Kiev vers le Sentry le plus proche. Peut-être en mission d’attaque, mais sans doute pas ; en tout cas, c’était bel et bien de la provocation.
Quatre heures auparavant, l’escadrille de quatorze appareils avait décollé de Plattsburg, dans l’Etat de New York, à 3 h 30, traçant d’épais sillages de fumée noire qui se perdait dans la brume précédant l’aube. Chaque appareil avait un plein chargement de carburant et douze missiles, le poids total de la charge étant nettement inférieur à celui des bombes que le B-52 pouvait normalement transporter. Cela leur donnait une portée accrue.
Et c’était exactement ce qu’il leur fallait. Savoir où trouver les Russes n’était que la moitié de la bataille. L’autre moitié, c’était de les frapper. Le profil de la mission semblait simple, en théorie, mais l’exécution en était nettement plus difficile. Comme ils l’avaient appris lors des missions sur Hanoi – au cours desquelles les B-52 avaient participé et contribué aux dégâts des SAM[22] – la meilleure méthode pour attaquer une cible solidement défendue consistait à converger de toutes les directions à la fois, « comme les bras enveloppants de l’ours furieux », leur avait dit le commandant d’escadrille pendant l’entraînement théorique, se laissant aller à sa nature poétique. Cela donnait à la moitié de l’escadrille un parcours assez direct vers l’objectif ; mais l’autre moitié devait tracer une courbe en prenant garde de rester hors de portée des radars, et tous devaient virer parfaitement en même temps.
Les B-52 avaient tourné dix minutes auparavant, au commandement du Sentry qui, sur l’arrière, appuyait la mission. Le pilote avait ajouté une enjolivure. Sa course vers la formation soviétique plaçait son bombardier dans un couloir de ligne aérienne commerciale. En prenant son virage, il avait changé son transpondeur IFF normalement réglé pour se mettre sur ondes internationales. Il volait à quatre-vingts kilomètres derrière un 747 de ligne, et cinquante devant un autre – et sur radar soviétique, les trois Boeing se ressembleraient parfaitement. Inoffensif.
Il faisait encore nuit à la surface. Rien n’indiquait que les Russes les aient repérés. On supposait seulement que leurs chasseurs ne pouvaient voler qu’à vue, et le pilote imaginait que le décollage et l’appontage en pleine nuit sur un porte-avions devait être joliment dangereux, et plus encore par mauvais temps.
« Lieutenant, appela l’officier de guerre électronique, sur le circuit intérieur, nous recevons des émissions sur bande L et S. Ils sont exactement là où ils doivent être.
— Compris. Suffisamment pour un retour d’ici ?
— Affirmatif, mais ils croient sans doute que nous volons Pan Am. Pas encore de contrôle de tir, juste la recherche aérienne de routine.
— Distance du but ?
— Un-trois-zéro milles. »
C’était presque le moment. Le profil de la mission était conçu de telle sorte que tous franchiraient en même temps le cercle de cent vingt-cinq milles.
« Tout est prêt ?
— Impec. »
Le pilote se détendit une minute, en attendant le signal d’entrée.
« LUMIÈRE, LUMIÈRE, LUMIÈRE. » Le message arriva par radio.
« Voilà ! Montrons-leur que nous sommes là ! ordonna le commandant.
— Okay. » L’officier de guerre électronique ôta le couvercle en plastique de son tableau de bord, couvert de touches et de cadrans qui contrôlaient les systèmes de brouillage de l’avion. Il commença par allumer le panneau. Cela ne prit que quelques secondes. L’équipement électronique des B-52 datait des années soixante-dix, sans quoi l’escadrille n’aurait pas fait partie du matériel d’entraînement universitaire. Mais c’étaient de bons outils d’apprentissage, et le lieutenant espérait passer aux nouveaux B-1B qui commençaient à sortir des chaînes de montage de Rockwell, en Californie. Depuis dix minutes, les nacelles ESM placées sur le nez et l’extrémité des ailes du bombardier enregistraient des signaux radar soviétiques, et répertoriaient leurs fréquences exactes, leur taux de pulsion répétitive, leur puissance et les caractéristiques de signature individuelle des émetteurs. Le lieutenant était nouveau à ce jeu. Il venait juste de sortir premier de l’école de guerre électronique. Il réfléchit à ce qu’il devait faire en premier, puis sélectionna un mode de brouillage, pas le meilleur, parmi une série d’options mémorisées.
A bord du Nikolaïev
A cent vingt-cinq milles de là, à bord du croiseur Nikolaïev de la classe Kara, un opérateur radar étudiait quelques spots qui semblaient faire un cercle autour de sa formation. En un instant, son écran se couvrit de vingt taches blanchâtres qui couraient dans toutes les directions. Il cria pour donner l’alerte, et un autre michman lui fit écho aussitôt après. L’officier de quart accourut pour vérifier l’écran.
A son arrivée, le brouillage avait changé, et six lignes ressemblant aux rayons d’une roue tournaient lentement autour d’un axe.
« Faites le relevé », ordonna l’officier.
Il y avait maintenant des taches, des lignes et des étincelles.
« Ils sont plusieurs, camarade. » Le michman tentait de varier ses fréquences.
« Alerte d’attaque ! » cria un autre michman. Son récepteur ESM venait de transmettre des signaux de radars de recherche aérienne, du type utilisé pour l’acquisition de cibles de missiles air-sol.
Le B-52
« Nous avons des cibles sûres, annonça l’officier de tir du B-52. Je tiens les trois premiers.
— Okay, dit le pilote. Tiens-les encore dix secondes.
— Dix secondes, répéta l’officier. Coupez le contact... top !
— Okay, stoppez le brouillage.
— Systèmes ECM coupés. »
Le Nikolaïev
« Les radars d’acquisition de missiles ont cessé », annonça l’officier du central d’information de combat au commandant du croiseur, qui arrivait de la passerelle. Tout autour d’eux, l’équipage du Nikolaïev courait aux postes de combat. « Le brouillage a cessé également.
— Que se passe-t-il ? » demanda le commandant. D’un ciel parfaitement serein, son magnifique bâtiment à l’avant effilé avait reçu des menaces – et maintenant tout allait bien ?
« Au moins huit appareils ennemis en cercle autour de nous. »
Le commandant examina l’écran de surveillance aérienne à bande S, maintenant redevenu normal. On y voyait de nombreux spots, surtout des avions civils. Mais le demi-cercle des autres devait être hostile.
« Auraient-ils pu lancer des missiles ?
— Non, commandant, nous les aurions détectés. Ils ont brouillé nos radars de recherche pendant trente secondes, et nous ont éclairés avec leurs propres systèmes de recherche pendant vingt secondes. Puis tout s’est arrêté.
— Alors, ils nous provoquent pour faire ensuite semblant que rien ne soit arrivé ? grommela le capitaine. Quand seront-ils à portée de missile sol-air ?
— Celui-ci et ces deux-là entreront dans notre champ de tir d’ici quatre minutes s’ils ne changent pas de direction.
— Eclairez-les avec nos systèmes de contrôle de missiles. On va flanquer une leçon à ces salauds. »
L’officier donna les instructions nécessaires, tout en se demandant qui flanquait une leçon à qui. A sept cents mètres au-dessus d’eux, l’un des B-52 était un EC-135 dont les détecteurs électroniques reliés à un ordinateur enregistraient tous les signaux du croiseur soviétique et les analysaient, pour savoir mieux encore comment les brouiller. C’était la première fois qu’on pouvait examiner le nouveau système de missiles SA-N-8.
Deux Tomcats F-14
Le numéro de code à double zéro sur le fuselage révélait qu’il s’agissait du coucou personnel du chef d’escadrille et l’as de pique noir peint sur l’empennage double indiquait le nom de son escadrille, Fighting 41, « Les As Noirs ». Le pilote était le commandant Robby Jackson, et son code d’appel radio était As de pique.
Jackson dirigeait un groupe de deux avions sous le commandement de l’un des Hawkeyes E-2C du Kennedy, version réduite pour la marine des AWACS de l’aviation, et frère presque jumeau du COD, un appareil à deux hélices dont l’antenne de radar lui donnait l’air d’un avion terrorisé par un OVNI. Le temps était mauvais – désespérément normal pour l’Atlantique Nord en décembre – mais devait s’améliorer à mesure qu’ils avanceraient vers l’ouest. Jackson et son camarade d’escadrille, le jeune lieutenant Bud Sanchez, volaient dans d’épais nuages, et ils avaient un peu relâché leur formation. La mauvaise visibilité leur rappelait à tous deux que chaque Tomcat avait deux coéquipiers, et valait plus de trente millions de dollars.
Ils faisaient ce que le Tomcat fait le mieux. Intercepteur par tous les temps, le F-14 avait une portée transocéanique, une vitesse Mach 2, et un système de contrôle de tir par ordinateur radar qui pouvait se braquer sur six cibles différentes avec des missiles Phoenix air-air de longue portée. Chacun des chasseurs en portait actuellement deux, ainsi que deux sondes thermiques Sidewinder AIM-9M. Leur proie était une formation de Forgers YAK-36, ces salauds de chasseurs V/STOL qui opéraient à partir du porte-avions Kiev. Après avoir harcelé le Sentry, la veille, les Ivanoffs avaient décidé de se rapprocher du groupe Kennedy, sans doute guidés par les informations d’un satellite de reconnaissance. Les appareils soviétiques s’étaient approchés, leur portée se situant à cinquante milles de moins qu’il ne leur en fallait pour apercevoir le Kennedy. Washington jugeait qu’Ivanoff devenait un peu trop encombrant, de ce côté de l’Océan. L’amiral Painter avait reçu le feu vert pour rendre la politesse, avec une certaine cordialité.
Jackson considérait que Sanchez et lui-même pourraient fort bien s’en charger, même s’ils étaient moins nombreux. Aucun avion soviétique, et le Forger moins qu’un autre, ne pouvait rivaliser avec le Tomcat – « Et certainement pas quand c’est moi qui pilote », se disait Jackson.
« As de pique, votre cible est à midi juste, même altitude, distance vingt milles », annonça la voix de Colibri 1, le Hawkeye qui suivait à cent milles. Jackson ne répondit pas.
« Quelque chose, Chris ? demanda-t-il à son officier d’interception radar, le capitaine Christiansen.
— Un flash de temps en temps, mais rien d’utilisable. » Ils suivaient les Forgers avec le système passif uniquement, ici un détecteur à infrarouge.
Jackson envisageait d’éclairer leurs cibles avec son puissant radar de contrôle de tir. Les nacelles ESM des Forgers le sentiraient aussitôt, informant leurs pilotes que la sentence de mort était écrite, mais pas encore signée. « Et du côté du Kiev ?
— Rien. Le groupe Kiev est totalement sous contrôle d’émission.
— Joli », apprécia Jackson. Il devina que le raid du Commandement stratégique aérien sur le groupe Kirov-Nikolaïev leur avait enseigné la prudence. On ne savait pas toujours que les navires de guerre, bien souvent, négligeaient d’utiliser leurs systèmes de protection par radar. La raison en était qu’on pouvait détecter un faisceau de radar à une distance de plusieurs fois supérieure à celle permettant d’obtenir un signal en retour à l’émetteur, de sorte qu’il en disait plus à l’ennemi qu’à ses propres opérateurs. « Tu crois que ces types pourront retrouver leur chemin sans aide ?
— Sinon, je me demande qui se fera gronder, répondit Christiansen en riant.
— Affirmatif, dit Jackson.
— Bon, j’ai une acquisition infrarouge. Les nuages doivent se dissiper un peu. » Christiansen se concentrait sur ses instruments, oubliant tout ce qui se passait hors du cockpit.
« As de pique, ici Colibri 1, votre but est à midi juste, à votre niveau, distance dix milles. » La communication lui parvenait par circuit radio de section.
Pas mal, songea Jackson, de relever la signature thermique des Forgers dans cette purée, surtout qu’ils avaient des petits moteurs sans puissance.
« Détection radar, commandant, annonça Christiansen. Le Kiev fait une recherche aérienne bande S. Ils nous tiennent.
— Bien. » Jackson effleura la touche micro. « Deux de pique, allume les buts... top !
— Cinq sur cinq, vas-y », répondit Sanchez. Inutile de se cacher, désormais.
Les deux chasseurs déclenchèrent l’émission de leurs puissants radars AN/AWG-9. Il restait deux minutes avant l’interception.
Les signaux radar, reçus par les récepteurs ESM sur les dérives de queue des Forgers, déclenchèrent dans les casques des pilotes une tonalité musicale qu’il fallait interrompre par une manœuvre, et allumèrent un voyant rouge d’alerte sur chaque panneau de contrôle.
La mission du Martin-pêcheur
« Martin-pêcheur, ici le Kiev », appela l’officier d’opérations aériennes du porte-avions. « Attention : deux chasseurs américains vous rattrapent par-derrière à grande vitesse.
— Bien reçu. » Le chef de patrouille russe contrôla son rétroviseur. Il avait espéré éviter cela, toutefois sans vraiment y croire. Les ordres étaient de ne prendre aucune initiative, sauf si on lui tirait dessus. Ils venaient d’émerger de la purée. Dommage, il se serait senti plus en sécurité dans les nuages.
Le pilote de Martin-pêcheur 3, le lieutenant Shavrov, se pencha pour armer ses quatre Atolls. Pas cette fois-ci, Yankee, se disait-il.
Les Tomcats
« Une minute, As de pique, vous devriez avoir la visibilité d’un instant à l’autre, annonça Colibri 1.
— Okay... Taïaut ! » Jackson et Sanchez sortirent des nuages. Les Forgers volaient à quelques milles au-devant d’eux, et la vitesse supérieure des Tomcats, à deux cent cinquante nœuds, dévorait rapidement cette distance. Les pilotes russes maintiennent une formation rigoureuse, songea Jackson, mais n’importe qui est capable de conduire un bus.
« Deux de pique, on allume la postcombustion à mon signal. Trois, deux, un, feu ! »
Les deux pilotes poussèrent leurs manettes de moteurs et mirent en jeu leurs systèmes de postcombustion, qui projetaient du carburant pur dans les tuyaux d’échappement de leurs nouveaux moteurs F-110. Les avions bondirent littéralement sous l’effet soudain d’une double poussée, et dépassèrent rapidement la vitesse Mach 1.
La mission du Martin-pêcheur
« Martin-pêcheur, alerte, alerte, les Amerikanski ont accéléré », avertit le Kiev.
Martin-pêcheur 4 se retourna. Il vit les Tomcats à un mille derrière, fines silhouettes jumelles lancées sur eux, et suivies de jets de fumée noire. Le soleil se reflétait sur l’une des verrières, et l’on aurait dit l’éclat de...
« Ils attaquent !
— Quoi ? » Le chef d’escadrille vérifia à nouveau dans son rétroviseur. « Négatif, négatif, maintenez la formation ! »
Les Tomcats déchirèrent l’air à vingt mètres au-dessus d’eux, le bang supersonique résonnant comme une explosion. Shavrov réagit avec son seul instinct de formation au combat. Il tira sur le manche et lança ses quatre missiles sur les chasseurs américains qui s’éloignaient.
« Trois, qu’avez-vous fait ? interrogea le chef d’escadrille russe.
— Ils nous attaquaient, vous n’avez pas entendu ? » protesta Shavrov.
Les Tomcats
« Oh, merde ! As de pique, vous avez quatre Atolls au train, déclara la voix du contrôleur de vol, dans le Hawkeye.
— Deux, dégagez à droite, ordonna Jackson. Chris, active les contre-mesures. » Jackson fit une brutale manœuvre d’évasion à gauche, et Sanchez dans l’autre direction.
Assis derrière Jackson, l’officier d’interception radar manipulait des touches pour déclencher les systèmes de défense de l’appareil. Tandis que le Tomcat virevoltait dans le ciel, une série de fusées éclairantes et de ballons jaillirent de la queue de l’avion, afin de leurrer les missiles. Les quatre étaient lancés sur Jackson.
« Deux de pique est dégagé, Deux de pique est dégagé. As de Pique, vous avez toujours les quatre coucous à vos trousses, reprit la voix du Hawkeye.
— Bien reçu. » Jack s’étonnait du calme avec lequel il réagissait. Le Tomcat avait dépassé les huit cents milles à l’heure et accélérait. Il se demanda quelle était la portée des Atolls. Son voyant de radar arrière clignotait en signe d’alerte.
« Deux, poursuivez-les ! ordonna Jackson.
— Okay », Sanchez amorça un virage montant, retomba en piqué, et plongea vers les chasseurs soviétiques qui s’éloignaient.
Quand Jackson vira, deux des missiles perdirent leur objectif et continuèrent tout droit. Leurré par une fusée éclairante, un troisième explosa sans dommages. Le quatrième maintenait sa tête chercheuse à infrarouge braquée sur les tuyaux d’échappements étincelants d’As de pique, et vint s’y planter. Le missile heurta As de pique à la base de son empennage droit.
L’impact fit basculer l’appareil hors de sa ligne de vol. La majeure partie de la puissance explosive se déclencha lors du franchissement de la surface de la cellule en boron[23] par l’engin. L’empennage fut arraché, ainsi que le stabilisateur de droite. Quant à l’empennage de gauche, des fragments le trouèrent en plusieurs points, et la verrière fut fracassée, tandis qu’un éclat frappait le casque de Chris. Les voyants d’alerte incendie du réacteur droit s’allumèrent aussitôt.
Jack entendit le « ouf » dans ses écouteurs. Il coupa les gaz à droite et mit en action l’extincteur. Puis il réduisit la puissance du réacteur gauche, toujours en situation de postcombustion. Le Tomcat descendait en vrille sur le dos. Les ailes à géométrie variable adoptèrent une configuration de vol à vitesse réduite, ce qui rendit à Jackson le contrôle et il se hâta de regagner une altitude normale. Il était alors à douze cents mètres. Il ne restait pas trop de temps.
« Okay, mon vieux », articula-t-il doucement. Un rapide regain de puissance lui rendit le contrôle aérodynamique, et l’ancien pilote d’essai tenta le retournement de son appareil – trop fort. Il effectua deux tonneaux avant de pouvoir se redresser en ligne de vol « Et voilà ! Tu m’entends, Chris ? »
Rien. Impossible de regarder derrière lui, car il avait encore quatre chasseurs ennemis à ses trousses. « Deux de pique, ici l’As.
— Okay, As. » Sanchez tenait les quatre Forgers dans sa mire. Ils venaient de tirer sur son commandant.
Colibri 1
A bord de Colibri 1, le contrôleur réfléchissait à toute vitesse. Les Forgers maintenaient la formation, et il y avait beaucoup d’animation en russe sur leur circuit radio.
« Deux de pique, ici Colibri 1, dégagez, je répète, dégagez, ne tirez pas, je répète, ne tirez pas. Répondez. Deux de pique, As de pique à 9 heures, sept cents mètres dessous. » L’officier jura et regarda l’un des jeunes appelés qui travaillaient avec lui.
« C’était trop rapide, commandant, foutrement trop rapide. Nous avons enregistré les Russes. Je n’y comprends rien, mais on dirait que le Kiev est salement furieux.
— Ils ne sont pas les seuls », répondit le contrôleur en se demandant s’il avait bien fait de renvoyer Deux de pique. En tout cas, il l’avait fait bien à contrecœur.
Les Tomcats
Sanchez sursauta sous l’effet de la surprise. « Okay, je dégage. » Il lâcha la touche. « Bon Dieu ! » Il tira sur le manche, engageant son appareil dans un looping brutal. « Où es-tu, As de pique ? »
Sanchez ramena son avion au-dessous de celui de Jackson, et en fit lentement le tour pour évaluer les dégâts visibles.
« Le feu est éteint, commandant. Empennage et stabilisateur de droite emportés. Empennage gauche – merde, je vois à travers, mais on dirait que ça peut tenir. Attends. Chris est allongé, commandant. Tu peux lui parler ?
— Négatif. J’ai essayé. On rentre. »
Rien n’aurait plu davantage à Sanchez que de faire sauter les Forgers, et il aurait facilement pu le faire, avec ses quatre missiles. Mais, comme la plupart des pilotes, il était farouchement discipliné.
« Okay, vas-y.
— As de pique, ici Colibri 1, quelle est votre situation ? Terminé.
— Colibri 1, nous nous en tirerons, à moins qu’autre chose se détache. Dites-leur d’avoir des médecins tout prêts. Chris est blessé. J’ignore la gravité. »
Le retour au Kennedy prit une heure. L’appareil de Jackson volait mal, incapable de maintenir un comportement stable. Il devait constamment ajuster l’équilibre. Sanchez lui signala un mouvement à l’arrière du cockpit. L’intercom avait peut-être simplement sauté, se prit à espérer Jackson.
Sanchez reçut l’ordre d’apponter en premier, pour que la plate-forme soit dégagée pour le commandant Jackson. En approchant, le Tomcat commença à donner des signes de faiblesse. Le pilote s’efforça de le maîtriser, et le planta brutalement au sol, arrachant le filet numéro un. Le train droit d’atterrissage s’effondra aussitôt, et l’avion de chasse à trente millions de dollars dérapa jusque dans la barrière que l’on avait dressée. Cent hommes armés de matériel antifeu s’élancèrent de partout.
La verrière se releva, actionnée par l’énergie hydraulique de secours. Jackson déboucla ses sangles et tenta de se frayer un chemin vers l’arrière du cockpit pour retrouver son coéquipier. Ils étaient amis de très longue date.
Chris était vivant. Il avait dû perdre plus d’un litre de sang, qui avait ruisselé sur sa tenue de vol et, quand le premier médecin lui ôta son casque, il vit que le sang coulait encore. Le second médecin écarta Jackson, et fixa un collier cervical au cou du blessé. Christiansen fut ensuite soulevé très doucement et déposé sur une civière, qu’on emporta vers l’îlot au pas de course. Jackson hésita un instant avant de suivre.
A l’hôpital de la base navale de Norfolk
Le capitaine Randall Tait, du service de santé de la marine, s’engagea dans le corridor pour s’entretenir avec les Russes. Il paraissait jeune pour ses quarante-cinq ans, car son épaisse crinière noire ne laissait paraître aucun signe de grisonnement. Tait était mormon, diplômé de l’université Brigham Young et de l’école de médecine de Stanford, et il était entré dans la marine pour voir une plus vaste portion du monde qu’il ne pouvait en voir d’un bureau situé au pied du mont Wasatch. Il avait accompli ce vœu et, jusqu’à ce jour, avait pu éviter tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une corvée diplomatique. En sa qualité de nouveau directeur du département hospitalier du Centre Bethesda de la marine, il savait que cela ne pourrait plus durer. Il venait d’arriver quelques heures plus tôt à Norfolk, pour s’occuper personnellement de l’affaire. Quant aux Russes, ils étaient venus sans se presser, en voiture.
« Bonjour, messieurs, je suis le docteur Tait. » Ils échangèrent tous des poignées de main, et le lieutenant qui les avait accompagnés regagna l’ascenseur.
« Docteur Ivanov, annonça le plus petit. Je suis médecin à l’ambassade.
— Capitaine Smirnov. » Tait savait qu’il était l’attaché naval adjoint, officier de carrière du renseignement. Pendant le trajet en hélicoptère, la situation lui avait été exposée en détail par un officier de renseignements du Pentagone, qui buvait maintenant un café à la cafétéria de l’hôpital.
« Vasily Petchkine, docteur. Je suis second secrétaire à l’ambassade. » Celui-ci était un officier supérieur du KGB, un espion « officiel » avec une couverture diplomatique. « Pouvons-nous voir notre homme ?
— Certainement. Voulez-vous me suivre ? » Tait les précéda dans le couloir. Il était debout depuis vingt heures. Cela faisait partie de la vie d’un chef de service à Bethesda. Il recevait tous les appels difficiles. L’un des premiers apprentissages du médecin consiste à apprendre à se priver de sommeil.
L’étage entier était aménagé en service de réanimation d’urgence, car cet hôpital avait été conçu pour pouvoir accueillir des blessés de guerre. L’unité numéro trois du service de réanimation était une salle d’environ soixante-cinq mètres carrés dont les seules fenêtres donnaient sur le corridor, et les rideaux étaient tirés. Un seul des quatre lits était occupé, par un jeune homme qu’on pouvait à peine voir. Le masque à oxygène qui lui recouvrait le visage ne laissait apparaître qu’une masse hirsute de cheveux blond paille. Le reste de son corps était entièrement enveloppé. Il y avait un appareil à perfusion à côté du lit, et les deux flacons de liquide alimentaient un seul tuyau, qui disparaissait sous les couvertures. Une infirmière vêtue de la tenue chirurgicale verte, comme le médecin, se tenait au pied du lit, les yeux fixés sur l’électrocardiographe placé au-dessus de la tête du malade, et baissait parfois la tête pour noter quelque chose sur une feuille. De l’autre côté du lit, il y avait un appareil dont l’usage n’apparaissait pas tout de suite. Le malade était inconscient.
« Son état ? interrogea Ivanov.
— Critique, répondit Tait. C’est un miracle qu’il soit arrivé vivant jusqu’ici. Il a passé au moins douze heures dans l’eau, et sans doute plutôt vingt. Même en tenant compte du fait qu’il portait une combinaison de protection en caoutchouc, étant donné les températures ambiantes de l’air et de l’eau, il est incroyable qu’il ait survécu. Au moment de l’admission, sa température interne était de 23,8 degrés. » Tait hocha la tête. « J’ai lu des récits d’hypothermie encore pire, mais c’est de loin le cas le plus extrême que j’aie vu.
— Pronostic ? » Ivanov jeta un coup d’œil dans la salle.
Tait haussa les épaules. « Difficile à dire. Peut-être cinquante pour cent de chances, peut-être pas. Il est en état de choc grave. Mais fondamentalement, c’est un homme en bonne santé. Cela ne se voit pas d’ici, mais il tient une forme physique superbe, comme un grand sportif. Il a le cœur particulièrement solide ; c’est sans doute ce qui l’a maintenu en vie assez longtemps pour arriver jusqu’ici. Nous avons pratiquement maîtrisé l’hypothermie, à présent. Le problème, c’est qu’avec l’hypothermie, beaucoup de choses se dérèglent en même temps. Il nous faut lutter contre plusieurs ennemis de l’organisme pour les empêcher de détruire ses défenses naturelles. Si quelque chose doit le tuer, ce sera le choc. Nous le traitons par électrolyse, la routine habituelle, mais il va rester sur la touche pendant plusieurs jours, au moins je...»
Tait leva les yeux. Un autre homme s’avançait dans le corridor. Plus jeune que Tait, et plus grand, il avait enfilé une blouse blanche par-dessus la tenue du bloc opératoire. Il portait un tableau métallique.
« Messieurs, voici le docteur Jameson... lieutenant. C’est lui qui suit le malade. Il a fait l’admission. Quoi de neuf, Jamie ?
— L’échantillon de crachat révèle une pneumonie. Très ennuyeux. Mais le pire, c’est que sa formulation sanguine ne s’améliore pas, et le nombre de leucocytes diminue.
— C’est gai. » Tait s’adossa à l’encadrement de la fenêtre et jura à mi-voix.
« Voici la feuille d’analyse de sang. » Jameson tendit le papier.
« Puis-je la voir ? » Ivanov s’approcha.
« Bien sûr. » Tait ouvrit le dossier métallique et le tint de manière que tous puissent le voir. Ivanov n’avait jamais travaillé avec des analyses de sang traitées par l’informatique, et il lui fallut plusieurs secondes pour s’orienter.
« Ce n’est pas bon.
— Non, pas du tout, dit Tait.
— Nous allons devoir attaquer cette pneumonie en force, déclara Jameson. Ce gosse a trop de complications. Si la pneumonie se développe vraiment...» Il hocha la tête.
« Keflin ? interrogea Tait.
— Ouais. » Jameson tira une fiole de sa poche. « Autant qu’il pourra en supporter. Je suppose qu’il était déjà légèrement atteint en tombant à l’eau, et il paraît que des variétés résistant à la pénicilline se propagent en Union soviétique. Vous employez surtout la pénicilline, là-bas, non ? » Jameson posa son regard sur Ivanov.
« Correct. Qu’est-ce que ce keflin ?
— C’est un gros truc, un antibiotique de synthèse, et qui marche bien contre les variétés résistantes.
— Commençons tout de suite, Jamie », ordonna Tait.
Jameson entra dans la chambre. Il injecta l’antibiotique dans un flacon de cent centilitres et le suspendit.
« Il est très jeune, observa Ivanov. C’est lui qui a pris notre homme en main dès le début ?
— Il s’appelle Albert Jameson, et nous le surnommons Jamie. Il a vingt-neuf ans, il est sorti troisième de l’université de Harvard, et il travaille avec nous depuis ce jour-là. Il a fait une spécialité de médecine interne et de virologie. Il est aussi bon qu’on peut l’être. » Tait s’aperçut brusquement qu’il était mal à l’aise en face des Russes. Toute son éducation et ses années de service dans la marine lui avaient enseigné que ces hommes étaient l’ennemi. Peu importait. Des années auparavant, il avait fait le serment de traiter ses patients sans tenir compte des considérations extérieures. Allaient-ils le croire, ou bien pensaient-ils qu’il allait laisser mourir leur homme parce qu’il était russe ? « Messieurs, je veux que vous compreniez ceci : nous prodiguons à votre compatriote les meilleurs soins dont nous sommes capables. Nous nous y consacrons entièrement. S’il existe un moyen de vous le rendre vivant, nous le trouverons. Mais nous ne pouvons encore rien promettre. »
Les Russes s’en rendaient bien compte. En attendant les instructions de Moscou, Petchkine avait enquêté sur Tait, et appris que, malgré son fanatisme religieux, il était un médecin efficace et honorable, l’un des meilleurs au service de l’Etat.
« A-t-il dit quelque chose ? s’enquit Petchkine, négligemment.
— Pas depuis mon arrivée. Jamie dit que, quand ils ont commencé à le réchauffer, il était à demi conscient et a déliré pendant quelques minutes. Nous avons tout enregistré, bien sûr, et l’avons fait écouter à un officier qui parle russe. Une histoire de fille aux yeux bruns, très décousue. Sans doute sa petite amie – il est beau garçon, et il a sûrement une demoiselle qui l’attend. Mais il était totalement incohérent. Un malade dans cet état n’a plus aucune conscience de ce qui se passe.
— Pourrions-nous écouter la bande ? demanda Petchkine.
— Bien sûr. Je vais la faire apporter. »
Jameson reparut. « Voilà qui est fait. Un gramme de keflin toutes les six heures. Espérons que ça marchera.
— Dans quel état sont ses mains et ses pieds ? » Le commandant Smirnov connaissait les dangers du froid.
« Nous ne nous en préoccupons même pas, répondit Jameson. Nous lui avons enveloppé les extrémités dans du coton pour éviter la macération. S’il survit, d’ici quelques jours nous aurons des ampoules et peut-être même des pertes tissulaires, mais c’est bien le dernier de nos problèmes. Quelqu’un de chez vous peut-il l’identifier ? » Petchkine virevolta. « Il ne portait aucune plaque d’identité. Ses vêtements n’avaient aucune mention du nom du bâtiment. Pas de portefeuille, pas d’identification, pas même de monnaie dans les poches. Ce n’est pas très grave pour le traitement initial, mais je préférerais que vous retrouviez son dossier médical. Il serait souhaitable de savoir s’il a des allergies ou une situation médicale spécifique. Nous ne voudrions pas qu’il tombe dans le coma à cause d’une allergie médicamenteuse.
— Que portait-il ? demanda Smirnov.
— Une combinaison de protection en caoutchouc, répondit Jameson. Les types qui l’ont trouvé la lui ont laissée, Dieu merci. Je l’ai découpée sur lui quand on me l’a amené. Dessous, il portait une chemise, des sous-vêtements, un mouchoir. Vos hommes ne portent donc pas de plaque d’identification ?
— Si, répondit Smirnov. Comment l’avez-vous trouvé ?
— D’après ce que j’ai compris, par pur hasard. Un hélicoptère naval en patrouille l’a repéré dans l’eau. Ils n’avaient pas de matériel de sauvetage à bord, et ils ont dû marquer l’emplacement avec un repère colorant et regagner leur frégate. Un gabier s’est porté volontaire pour descendre le chercher. Ils l’ont embarqué dans l’hélico avec un petit canot et sont repartis, pendant que la frégate se hâtait vers le sud. Le gabier a balancé le canot, sauté – et il est tombé dessus. Pas de chance. Il s’est brisé les deux jambes, mais il a quand même pu hisser votre matelot dans le canot. La frégate les a ramassés une heure plus tard, et on les a amenés ici directement tous les deux.
— Comment va votre gabier ?
— Il s’en tirera. La jambe gauche n’a pas été trop abîmée, mais le tibia droit a souffert. Il sera rétabli d’ici quelques mois. Mais il ne pourra plus danser avant un moment. »
Les Russes soupçonnaient les Américains d’avoir délibérément subtilisé la plaque d’identité de l’homme. Jameson et Tait pensaient que l’homme avait dû s’en débarrasser lui-même, peut-être dans l’espoir de passer à l’Ouest. Une marque rouge sur son cou indiquait un arrachage brutal.
« Si vous me le permettez, dit Smirnov, j’aimerais voir votre homme et le remercier.
— Permission accordée, commandant, acquiesça Tait. Ce serait très aimable à vous.
— Ce doit être un homme courageux.
— Un marin faisant son devoir. Vos hommes en auraient fait autant. » Tait se demanda si c’était vrai. « Nous avons des méthodes différentes, messieurs, mais la mer n’en tient aucun compte. La mer... n’essaie-t-elle pas de nous tuer tous, sans distinction de nationalité ? »
Petchkine s’était retourné et regardait par la vitre, pour tenter de distinguer le visage du malade.
« Pourrions-nous voir ses vêtements et effets personnels ? demanda-t-il.
— Bien entendu, mais cela ne vous renseignera guère. Il est cuisinier. C’est tout ce que nous savons, dit Jameson.
— Cuisinier ? » Petchkine se retourna.
— L’officier qui a écouté la bande – c’était évidemment un officier de renseignements, non ? Il a regardé le numéro inscrit sur la chemise, et déclaré que ce devait être un cuisinier. » Le numéro à trois chiffres indiquait que le patient appartenait à l’équipe de quart de bâbord, et que son poste de combat était au PC sécurité. Jameson se demandait pourquoi les Russes numérotaient tous leurs appelés. Pour être sûrs qu’ils ne changeaient pas indûment de poste ? Il remarqua que la tête de Petchkine touchait presque la vitre.
« Docteur Ivanov, souhaitez-vous suivre votre malade ? suggéra Tait.
— Est-ce permis ?
— Oui.
— Quand sortira-t-il ? voulut savoir Petchkine. Quand pourrons-nous lui parler ?
— Sortir ? répliqua sèchement Jameson. La seule façon de sortir d’ici avant un mois, pour lui, ce serait dans une caisse, monsieur. Et quant à savoir quand il reprendra conscience, nul n’en sait rien. C’est un petit gars très malade, que vous avez là.
— Mais il faut absolument que nous lui parlions ! » protesta l’agent du KGB.
Tait dut relever les yeux vers l’homme. « Monsieur Petchkine, je comprends votre désir de communiquer avec votre homme... mais pour le moment, il est mon malade. Nous ne ferons rien, je dis bien, rien, qui puisse interférer avec son traitement et sa guérison. J’ai reçu l’ordre de venir ici au plus vite pour m’en occuper. On me dit que l’ordre vient de la Maison-Blanche. Très bien. Les docteurs Jameson et Ivanov m’assisteront, mais ce patient est désormais placé sous ma responsabilité, et mon devoir consiste à tout faire pour qu’il puisse quitter cet hôpital vivant et en bonne santé. Tout le reste est secondaire, en comparaison de cet objectif. Tout sera fait pour vous être agréable. Mais c’est moi qui commande ici. » Tait marqua une pause. La diplomatie n’était pas son point fort. « Je vais vous dire, si vous voulez vous relayer ici, je n’y vois pas d’inconvénients. Mais il faudra suivre le règlement. Cela vous oblige à vous désinfecter, revêtir des vêtements stériles et suivre les instructions de l’infirmière de garde. Cela vous va ? »
Petchkine acquiesça. Ces médecins américains se prennent pour des dieux, se disait-il.
Occupé à examiner une nouvelle fois les résultats de l’analyseur de sang, Jameson n’avait pas écouté le sermon. « Pouvez-vous nous dire, messieurs, sur quel type de sous-marin il se trouvait ?
— Non, répondit aussitôt Petchkine.
— Quelle est votre idée, Jamie ?
— La chute des leucocytes et divers autres indices donnent à envisager une irradiation. Les symptômes lourds auraient été masqués par l’hypothermie. » Soudain, Jameson dévisagea les Soviétiques. « Messieurs, il faut que vous nous répondiez, se trouvait-il à bord d’un sous-marin nucléaire ?
— Oui, répondit Smirnov. Il se trouvait à bord d’un sous-marin nucléaire.
— Jamie, portez ses vêtements à la radiologie. Faites contrôler les boutons, fermetures Eclair, tout ce qui est métallique, pour faire apparaître l’éventuelle contamination.
— Oui. » Jameson alla chercher les effets du patient.
« Pouvons-nous nous en occuper aussi ? demanda Smirnov.
— Oui, commandant », répondit Tait, en se demandant à quelle curieuse race ils appartenaient. Ce type venait d’un sous-marin nucléaire, non ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas dit tout de suite ? Ne voulaient-ils donc pas qu’il en réchappe ?
Petchkine réfléchissait à la signification de tout cela. Ne savaient-ils donc pas qu’il venait d’un sous-marin nucléaire ? Evidemment il essayait de faire cracher à Smirnov que l’homme venait d’un sous-marin lance-engins. Ils essayaient de masquer le problème avec cette histoire de contamination. Rien qui puisse faire du mal au malade, mais quelque chose qui embrouille leurs ennemis de classe. Astucieux. Il avait toujours pensé que les Américains étaient astucieux. Et il devait rendre compte à l’ambassade dans une heure – rendre compte de quoi ? Comment était-il censé découvrir l’identité de ce marin ?
A l’arsenal de Norfolk
Le sous-marin américain Ethan Allen était pratiquement au bout de son rouleau. Construit en 1961, il avait été utile à ses équipages et à sa patrie pendant plus de vingt ans, transportant les missiles Polaris au cours d’interminables patrouilles dans des mers sans soleil. Il avait maintenant l’âge de voter, ce qui est très vieux pour un sous-marin. Ses tubes de missiles avaient été remplis d’eau et scellés quelques mois plus tôt. Il ne restait plus à bord qu’un équipage symbolique, en attendant que les bureaucrates du Pentagone aient décidé de son avenir. On avait parlé d’un système de missiles de croisière très compliqué, pour le transformer en SSGN, comme les nouveaux Oscars russes, mais c’était trop coûteux. La technologie de l’Ethan Allen datait de la génération précédente. Son réacteur S5W était trop ancien pour pouvoir servir encore bien longtemps. La radiation nucléaire avait bombardé le récipient métallique et ses accessoires intérieurs avec des milliards de neutrons. Comme l’avait révélé un récent examen de bandes-échantillons, le caractère du métal avait changé avec le temps, pour devenir dangereusement friable. Il lui restait au maximum trois ans de vie utile. Un nouveau réacteur aurait coûté trop cher. L’Ethan Allen était condamné par sa propre décrépitude.
L’équipage d’entretien se composait de membres de son dernier équipage, surtout des anciens qui attendaient la retraite, avec un levain de jeunes recrues qui avaient besoin d’apprendre à faire des réparations. L’Ethan Allen pouvait encore servir d’école, et en particulier d’école de réparation, puisque la quasi-totalité de son équipement était à bout.
L’amiral Gallery était arrivé à bord ce matin de bonne heure. Les officiers-mariniers y avaient vu un signe de très mauvais augure. Il avait été le premier commandant du bâtiment, bien des années auparavant, et les amiraux semblaient visiter volontiers leurs premiers bateaux – juste avant qu’on les mette à la casse. Il avait reconnu quelques officiers-mariniers anciens, et leur avait demandé si ce brave rafiot avait encore un peu de souffle. D’une seule voix, ces gradés avaient dit oui. Un bateau devient bien plus qu’une machine, pour son équipage. Sur cent bâtiments construits dans le même chantier par les mêmes hommes, chacun aura ses caractéristiques – mauvaises pour la plupart mais, une fois habitués à ses défauts, les hommes qui le servent en parlent avec affection, surtout rétrospectivement. L’amiral était passé partout à bord de l’Ethan Allen, s’arrêtant pour passer ses mains déformées par l’arthrite sur le périscope qu’il avait utilisé pour s’assurer parfois qu’il existait vraiment un monde à l’extérieur de la coque d’acier, et pour préparer l’éventuelle « attaque » contre un navire pourchassant son SM – ou un pétrolier de passage, juste pour s’entraîner. Il avait commandé l’Ethan Allen pendant trois ans, faisant alterner son équipage rouge avec l’équipage bleu d’un autre officier ; il avait opéré à partir de Holy Loch, en Ecosse. Ah, c’était le bon temps, se disait-il, sacrément mieux que de rester assis derrière un bureau, avec une flopée d’assistants insipides qui couraient dans tous les sens. C’était le bon vieux jeu de la marine, promu ou éjecté : quand on avait enfin quelque chose qu’on savait faire, quelque chose qu’on aimait vraiment, hop, c’était fini. Du point de vue de la direction du personnel, c’était logique. Il fallait laisser la place aux jeunes qui montaient – mais, mon Dieu ! être jeune encore, commander l’un de ces nouveaux bâtiments qu’il n’avait plus l’occasion d’apprécier que quelques heures à la fois, quand on voulait faire une politesse à ce vieux salaud maigrichon de Norfolk.
L’Ethan Allen ferait l’affaire, Gallery le savait. Il ferait parfaitement l’affaire. Ce n’était pas la fin qu’il aurait choisie pour son bateau de combat mais, quand on y réfléchissait, il était rare qu’un sous-marin fit une fin très honorable. Le Victory de Nelson, ou Constitution dans le port de Boston, ces vieux navires de guerre momifiés à cause de leurs noms – ils avaient reçu un traitement digne. Mais la plupart des bâtiments de guerre étaient coulés comme cibles ou mis en pièces pour faire des lames de rasoir. L’Ethan Allen périrait pour une mission. Une mission folle, peut-être même assez folle pour réussir, se disait-il en regagnant le quartier général de Comsublant.
Deux heures plus tard, un camion arriva au bassin où l’Ethan Allen demeurait sans vie. Le gradé de quart qui se trouvait alors sur le pont remarqua que ce camion provenait de la base aéronavale d’Océana. Curieux, songea-t-il. Plus curieux encore, l’officier qui en sortit n’arborait ni ailes ni dauphins. Il salua d’abord le planton, puis le gradé de quart, tandis que les deux officiers de l’Ethan Allen surveillaient une réparation dans le compartiment machines. L’officier de la base aéronavale organisa le chargement à bord de quatre objets en forme d’obus que l’on fit passer par le panneau de pont. Ces engins étaient très gros, et ils passèrent difficilement par les panneaux de chargement de torpilles, à grands renforts de manœuvres et de poussées. Ensuite arrivèrent des palettes en plastique et des sangles métalliques pour les arrimer. On dirait des bombes, songea le chef électricien tandis que les hommes plus jeunes faisaient un travail de bêtes de somme. Mais ce ne pouvait pas en être ; c’était trop léger, et visiblement fabriqué avec des plaques de métal ordinaire. Une heure plus tard, un camion doté d’un réservoir sous pression arriva. Le personnel du sous-marin fut évacué, et le bord soigneusement ventilé. Puis trois hommes introduisirent à bord les tuyaux du camion et les abouchèrent à chacun des quatre objets. Quand ils eurent terminé, ils ventilèrent à nouveau et laissèrent des détecteurs de fuite près de chaque objet. L’équipage remarqua que leur bassin et celui d’à côté étaient désormais gardés par des marines armés, pour que personne ne pût venir voir ce qui arrivait à l’Ethan Allen.
Quand le chargement, le remplissage, ou Dieu sait quoi, fut terminé, un gradé mécanicien descendit examiner les quatre objets métalliques plus à loisir. Il recopia l’inscription PPB76A/J6713 sur un calepin. Un officier-marinier chercha la désignation dans un catalogue, et n’aima pas du tout ce qu’il y trouva – Pave Pat Blue 76. Pave Pat Blue 76 était une bombe, et l’Ethan Allen en avait quatre à bord. Rien d’aussi puissant que les ogives de missiles qu’il avait transportées naguère, mais beaucoup plus menaçant, décida l’équipage. Le lumineux qui autorisait l’équipage à fumer fut éteint d’un commun accord, sans que personne en eût donné l’ordre.
Gallery revint peu après, et s’entretint avec les anciens en tête à tête. Les plus jeunes furent envoyés à terre avec leurs effets personnels et l’avertissement qu’ils n’avaient rien vu, senti, entendu ni remarqué d’inhabituel à bord de l’Ethan Allen. On allait le saborder en mer. Voilà tout. Une décision politique de Washington – et si vous en parlez à qui que ce soit, vous pouvez vous préparer à aller passer vingt ans à MacMurdo, comme l’exprima l’un des hommes.
Il était tout à l’honneur de Vincent Gallery que chacun des anciens gradés eût décidé de rester à bord. Il s’agissait en partie de la dernière chance de faire un tour en mer avec leur cher bateau, de dire adieu à un ami. Mais c’était surtout parce que Gallery leur disait que ce serait important, et que les anciens se souvenaient de ce que valait sa parole.
Les officiers arrivèrent au coucher du soleil. Le moins gradé était un capitaine de corvette. Deux autres quatre galons allaient s’occuper du réacteur, avec trois chefs mécaniciens ; deux encore se chargeraient de la navigation, et deux capitaines de frégate, de l’électronique. Les autres se répartiraient dans le sous-marin pour effectuer la quantité de tâches nécessaires au maniement d’un vaisseau de guerre complexe. Leur nombre total s’élevait à moins du quart d’un équipage normal, ce qui aurait pu susciter des remarques acerbes de la part des chefs mécaniciens, qui ne considéraient pas seulement l’étendue de l’expérience de ces officiers.
Un officier allait être barreur de plongée, apprit le gradé timonier avec horreur. Le chef électricien avec qui il en discuta le prit très calmement. Après tout, répondit-il, le vrai plaisir consistait à manœuvrer les bateaux, et les officiers n’y avaient droit qu’à New London. Ensuite, il ne leur restait plus qu’à tourner en rond et faire l’important. C’était vrai, admit le timonier, mais sauraient-ils manœuvrer ? Sinon, décida l’électricien, ils viendraient à la rescousse – à quoi servaient les mécaniciens, sinon à protéger les officiers de leurs erreurs ? Ensuite, ils en arrivèrent tout naturellement à discuter de bonne humeur pour savoir qui prendrait le commandement du bâtiment. Les deux hommes avaient à peu près la même expérience et la même ancienneté.
L’Ethan Allen appareilla pour la dernière fois à 23 h 45. Aucun remorqueur ne l’aida à quitter le bassin. Le commandant manœuvra adroitement pour s’écarter du quai, avec un maniement de moteur très doux et une contraction des traits que son timonier fut bien obligé d’admirer. Il avait déjà servi ce commandant, sur le Skipjack et le Will Rogers. « Pas de remorqueur ni rien, raconta-t-il plus tard à son voisin de couchette. Le vieux connaît son turbin. » En une heure, ils avaient dépassé les caps de Virginie et s’apprêtaient à plonger. Dix minutes plus tard, ils avaient disparu. En bas, en route au un-un-zéro, le petit équipage d’officiers et de mécaniciens s’installaient dans la routine exigeante du maniement de leur vieille grosse bête avec très peu d’hommes. L’Ethan Allen tournait à merveille, faisant ses huit nœuds sans que sa vieille mécanique fasse le moindre bruit.